La tyrannie de l’amygdale

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n 1953 Ray Bradbury publiait son célèbre roman Fahrenheit 451 dans lequel on pouvait déjà lire « Le téléviseur est "réel". Il est là, il a de la dimension. Il vous dit quoi penser, vous le hurle à la figure. Il doit avoir raison, tant il paraît avoir raison. Il vous précipite si vite vers ses propres conclusions que votre esprit n’a pas le temps de se récrier : "Quelle idiotie !" ».
À l’époque internet n’existait pas et le déferlement médiatique n’avait pas atteint le paroxysme que nous lui connaissons.
À l’époque aussi les "idioties" qu’il dénonçait n’avaient pas envahi si massivement l’esprit des gens prompts à prendre pour des informations la cacophonie générale régnant dans les médias.
Mais ce qui caractérise encore plus aujourd’hui cette course insensée à l’audience c’est cette tyrannie de l’amygdale qui nous fait juger de l’information sous le seul critère de la charge émotionnelle qu’elle déclenche sans se soucier de sa véracité et de sa portée.
Lors de son passage au magazine de la santé du 19 juin 2018, la philosophe Peggy Sastre, coauteur du texte paru dans le Monde sur la liberté d’importuner, ne s’explique pas les réactions violentes qu’a provoquées ce texte qui s'inquiétait d’abord d'un possible retour du puritanisme à la suite de l'affaire Weinstein, dénoncait "une campagne de délation" née sur les réseaux sociaux et estimait que "la drague insistante ou maladroite n'est pas un délit, ni la galanterie une agression machiste".
Elle illustre son propos en disant que ce texte que la plupart des gens n’ont pas lu a "tapé à l’amygdale" alors qu’il suscitait plus "au cortex frontal", façon anatomique de distinguer le traitement des émotions de celui de la pensée…..
C’est le cœur du débat qui voit de plus en plus les médias jouer une compétition émotionnelle qui influence notre jugement critique souvent au point de nous écarter de la nécessité de l’exposé de points de vue contradictoires seuls capables de garantir notre liberté de jugement face à la complexité croissante d’un monde soumis en permanence au regard de tous et dont il est si facile de masquer la complexité en suscitant l’émotion par des images choisies pernicieusement pour emporter notre jugement dans une vague émotionnelle.
La toute-puissance d’internet qui surutilise l’image au détriment du texte est parfaitement illustrée le 3 septembre 2015, par le cliché du corps sans vie de ce petit Syrien de trois ans, retrouvé sur une plage turque.
L’émotion légitime qu’elle a suscitée n’a cependant pas fait avancer d’un pouce la compréhension du drame qui se joue en méditerranée autour de l’accueil des réfugiés et les mêmes qui hier s’indignaient de la mort de cet enfant sont aujourd’hui majoritairement hostiles à l’accueil des réfugiés chez nous.
Cette dérive émotionnelle est générale.
Il est facile de constater ce recul de la réflexion quand on voit nos journaux télévisés ouvrir systématiquement sur des évènements spectaculaires qu’ils soient d’origine naturelle ou qu’il s’agisse de criminalité ou d’accidents.
Pierre le Coz auteur d’un livre sur le "gouvernement des émotions" notait déjà en 2015 qu’en dix ans, l’Institut national de l’audiovisuel avait relevé une augmentation de 73 % des faits divers dans les journaux télévisés. Il ajoutait "l’information n’est plus sélectionnée en fonction de son degré d’importance réel, mais en fonction de son pouvoir de captation des émotions".
La situation c’est terriblement aggravée depuis et on peut voir des émissions comme celle de la très populaire Elice Lucet montrer le comportement certes inadmissible d’un "petit chef" chez un distributeur présenté ensuite implicitement comme le mode de management dans cette entreprise dans un commentaire à sens unique sollicitant bien sûr l’indignation du téléspectateur.
Les parents s’inquiètent aujourd’hui, à juste titre, de l’addiction aux jeux vidéo de leurs progénitures qui vient d’ailleurs d’être officiellement reconnue comme une pathologie.
Mais nous devrions collectivement nous interroger sur cette forme d’addiction émotionnelle alimentée certes par les médias traditionnels mais terriblement amplifiée à travers tous ces écrans TV, ordinateurs, tablettes, smartphones qui, en grande partie par le biais des réseaux sociaux, nous font vivre ce que Pierre le Coz appelle un véritable yo-yo affectif.
Nous passons en quelques clics d’un extrême à l’autre un peu comme si nous étions tous devenus en quelque sorte bipolaires.
Patrice Leterrier
20 juin 2018