Une fenêtre ouverte sur le monde
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i je pense (hypothèse audacieuse !), il semble à priori évident que c’est à travers le langage que l’expression de ma pensée prend forme.
Nicolas Boileau, le législateur du Parnasse, ne disait-il pas déjà au XVIIIème siècle "ce qui se conçoit bien, s’énonce clairement et les mots pour le dire arrivent aisément" ?
Pourtant Einstein, dont on peut difficilement nier la richesse et la nouveauté de sa pensée, écrivait "les mots et le langage, écrits ou parlés, ne semblent pas jouer le moindre rôle dans le mécanisme de ma pensée. Les entités psychiques qui servent d’éléments à la pensée sont certains signes ou des images plus ou moins claires, qui peuvent à “volonté” être reproduits ou combinés".
Il ajoutait "Je pense très rarement en mots. Une pensée me vient, et je peux essayer de l'exprimer en mots après coup".
Il précisait sa position en disant "le langage transforme notre instrument conventionnel de raisonnement en une dangereuse source d'erreur et de duperie".
Si on reconnait la sincérité de cette déclaration et la puissance intellectuelle de son auteur, on pourrait donc affirmer, avec une relative généralité, qu'il peut y avoir "pensée" sans langage et même que la pensée précède toujours son expression.
Les travaux de Stanislas Dehaene et collaborateurs démontrent par exemple que dans les sources de la pensée mathématique "le caractère proprement linguistique du calcul exact s'oppose au caractère non verbal de l'évaluation". Les zones cérébrales en cause sont parfaitement distinctes.
Des tests de QI non verbaux sur des aphasiques montrent sans contestation possible qu'il y a bien élaboration de pensée sans langage.
Pour autant même, si on peut s’accorder avec Albert Einstein que la pensée exprimée réduit voire déforme forcément le champ de son original, il reste que la fulgurance d'une intuition, la profondeur d'une pensée ne se partagent que parce qu'elles s'expriment même si les mots manquent souvent pour la décrire.
D’ailleurs c'est le même Einstein qui disait "Si vous ne pouvez expliquer un concept à un enfant de six ans, c'est que vous ne le comprenez pas complètement".
L’interrogation sur l’origine de la pensée renvoie inévitablement à celle sur ce mystère qui est cette conscience qu’a Homo Sapiens de lui-même et de son environnement.
Pour qu’il y ait pensée ne faut-il pas qu’il y ait conscience ?
Nous savons, confortés que nous sommes par les travaux de Stanislas Dehaene et collaborateurs, qu’un grand nombre de stimulus, bien que perçus et pouvant entrainer des comportements de notre part, reste inaccessibles à la conscience.
Nous sommes donc aussi pour une grande part des automates contrôlés par notre cerveau.
Où commence la pensée ?
Existe-t-il des "pensées" qui soient inconscientes ce qui donnerait en quelque sorte matière à ne pas distinguer l’absence de conscience des neuroscientifiques de l’"inconscient" de Freud et de Lacan ?
Ce dernier pensait d’ailleurs que l’inconscient était structuré comme un "langage".
La pensée commence-t-elle par cette "prise de conscience" décrite par Stanislas Dehaene comme un véritable tsunami au cours duquel l'activité électrique dans les aires sensorielles du cortex supérieur se répand massivement dans les régions du cortex pariétal et préfrontal considérées comme responsables de la "prise de conscience" ?
Doit-on suivre Hegel qui affirmait que "le mot donne à la pensée son existence la plus haute et la plus vraie" faute de quoi elle restait, selon ses termes, "une pensée à l'état de fermentation" ?
Mais on peut aussi partager le point de vue d’Albert Einstein et croire que la pensée ne se réduit pas au langage dans lequel elle s’exprime, qu’elle est souvent une forme d’intuition ineffable pouvant guider la recherche de nouveaux concepts, de nouvelles théories.
Elle doit cependant trouver une expression transmissible à travers un langage qu’il soit celui de notre expression verbale ou celui des mathématiciens et des physiciens qui se traduit en équations que seuls les initiés peuvent, parfois, partager.
Nul doute que le monde de la pensée est plus riche que l’expression et la mémorisation que l’on peut en faire et que l’on reconstruit en permanence en faisant appel, sous le filtre de nos émotions, à un langage pour l’exprimer.
Nul doute non plus qu’elle ne concerne qu’un tout petit sous-ensemble des multitudes de connections que notre cerveau active en permanence aussi bien en état de veille que durant notre sommeil.
La pensée consciente serait en quelque sorte une infime partie de notre activité cérébrale comme la matière n’est qu’un bien modeste contributeur par rapport à la matière noire qui constituerait l’essentiel de l’univers sans que nous puissions à ce jour pouvoir en déceler la présence autrement que par ses effets.
Patrice Leterrier
7 août 2014