Une fenêtre ouverte sur le monde
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ue l’on parle du réchauffement climatique, du nucléaire, des OGM, notre société post industriel est confrontée à des problèmes de plus en plus complexes, exigeant des solutions de compromis sur le long terme.
Des spécialistes de multiples disciplines doivent se livrer à des longues analyses rigoureuses fondées sur l’accumulation de preuves et le raisonnement pour dégager des consensus.
Mais pourquoi donc les scientifiques n’arrivent-ils pas à faire partager leurs visions aux populations sur des sujets aussi importants ?
Pourquoi, par exemple, malgré l’accumulation d’évidences, les citoyens américains sont-ils plus divisés que jamais sur la question du réchauffement climatique et de ses conséquences ?
Kant aurait-il eu tort d’affirmer que nous entrions dans le troisième âge de la raison, celui de "l’émancipation de la conscience humaine d’un état immature d’ignorance et d’erreur" ?
Certains scientifiques sont désarmés devant leur incapacité à convaincre à coup de chiffres, de statistiques, de raisonnements rivalisant pourtant de clarté et de rigueur.
Ils attribuent l’entêtement de leurs interlocuteurs à leur incapacité à interpréter les chiffres et à leurs "limites" intellectuelles, ce qui les dispense d’ailleurs de s’interroger sur eux-mêmes.
Pourtant parmi les plus virulents détracteurs du réchauffement climatique on trouve d’authentiques scientifiques dont on ne peut douter des capacités à comprendre et à interpréter des argumentations chiffrées.
Une récente étude parue dans nature.com montre que le facteur le plus explicatif des croyances des américains dans le domaine du réchauffement climatique n’était ni le niveau socioculturel ni leur capacité à interpréter des données chiffrées mais bien leur appartenance à des groupes culturels qualifiés de "communautaristes égalitaires" ou d’"individualistes hiérarchiques", ce qui correspond presque traits pour traits, aux Démocrates et aux Républicains.
Le raisonnement argumentatif servirait plus à renforcer les croyances, à défendre le consensus tribal et l’identité du groupe.
Un consensus externe assorti de toutes ses preuves ne peut ébranler les convictions s’il risque de mettre en cause la cohésion du groupe.
Plus la conviction est forte et participe à l’identification au groupe, plus les faits seront utilisés pour renforcer les croyances quand bien même les évidences seraient en contradiction avec elles.
Le besoin d’appartenir à un groupe partageant sa vision du monde résiste à tous les coups de boutoir que la raison pure peut lui infliger.
Les comportements favorisant la cohésion des groupes ont été sélectionnés par l’évolution parce qu’ils en favorisaient la survie.
La cognition humaine, qui dicte nos comportements sociaux, fonctionnerait en deux phases : d’abord nous utiliserions inconsciemment pour nous faire une opinion toutes sortes de raccourcis mentaux s’appuyant sur nos croyances et des repères émotionnels, traces de nos expériences et ensuite nous nous servirions méthodiquement de nos capacités de raisonnement, plus lentes parce que conscientes et délibérées, pour rationaliser nos pensées.
Comme l’écrit Ambroise Bierce dans le dictionnaire du diable "le cerveau est seulement l’organe avec lequel nous pensons que nous pensons".
La prise en compte de ces mécanismes ouvrira-t-elle la voie à une communication plus efficace entre la communauté scientifique et les citoyens ?
On peut l’espérer pour peu que les scientifiques, ou du moins les communicateurs, descendent de leur piédestal rationnel.
Il faudrait qu’ils s’efforcent de créer un climat de délibération sereine de sorte que les données scientifiques n’apparaissent plus comme des menaces pour les valeurs fondamentales défendues par les groupes.
Il faudrait aussi que les papes de l’opinion renoncent un peu à l’infaillibilité de leurs croyances.
Vaste programme comme disait Charles de Gaulle !
Patrice Leterrier
4 juin 2012