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oute personne ayant usé ses fonds de culottes sur les durs bancs pleins d’échardes de l’école publique française répond immédiatement et triomphalement 1515 et bon nombre ajouteront fièrement qu’il s’agissait de la première victoire du jeune roi François 1er !
Les choses se compliquent si on a la curiosité de s’intéresser à la date complète (13 et 14 Septembre 1515), encore un peu si on ne se contente pas de savoir que Marignan était en Italie mais qu’on veuille préciser à une quinzaine de kilomètres de Milan.
Je ne suis pas sûr que beaucoup se souviennent que les armées françaises étaient composées de gascons et de navarrais mais également de mercenaires allemands et hollandais et étaient les alliés des troupes vénitiennes qui jouèrent un rôle décisif dans la victoire.
Qui se souvient aussi que nos ennemis n’étaient pas des italiens mais des suisses à la redoutable réputation d’invincibilité ?
Si je cite cet événement historique c’est pour illustrer que, depuis que Gutenberg a rendu accessible l’histoire au plus grand nombre, la mémoire humaine fonctionne en tiroir et sollicite depuis longtemps l’aide de la documentation pour satisfaire notre curiosité naturelle ou des besoins plus ou moins laborieux d’écoliers.
La différence c’est que de nos jours en un clic, j’ai pu rassembler les détails qui avaient, pour la plupart, disparu de ma mémoire.
Je n’avais retenu que 1515 et l’image d’Epinal, sans doute légendaire, d’un François 1er adoubé chevalier par Pierre Terrail le vieux seigneur de Bayard, le chevalier sans peur et sans reproche.
Cette facilité que Google et autres moteurs de recherche apporte entraine-t-elle une modification de nos capacités cognitives ?
L’étude faite par Betsy Sparrow de l’université de Columbia semble démontrer qu’elle provoque en tout cas un changement de comportement et que nous faisons moins d’effort pour nous souvenir lorsque nous savons que nous pourrons retrouver l’information sur internet.
C’était probablement aussi le cas lorsque nous savions dans quel livre et quel chapitre nous pourrions accéder à des détails sur tels ou tels faits que nous voulions retenir.
La différence est dans l’étendue presqu’infinie des informations disponibles et la facilité d’y accéder incluant le fait que nous n’avons plus besoin de nous souvenir de l’ouvrage, de la page ni même de l’auteur mais simplement que nous savons qu’il existe une référence quelque part sur internet concernant ce sujet.
On peut même se dispenser de ce souvenir et retenir seulement qu’il faut deux ou trois clics pour aboutir à une liste d’informations pertinentes sur le sujet choisi.
Nous y gagnons de la place dans notre mémoire mais nous y perdons l’effort de la réminiscence, l’obligation de nous rendre dans une bibliothèque et l’exercice de monter et descendre les volumes parfois lourds qu’il fallait consulter.
A cette capacité presque sans limite d’accès à une mmense mémoire collective, s’ajoute la possibilité de conserver la trace des événements personnels que nous oublions avec autant de facilité.
Certains vont jusqu’à y voir la préfiguration d’une "mémoire parfaite" puisque nous pourrions suivre minute par minute tous les événements de notre vie, l’endroit où nous nous trouvions, notre pression artérielle, notre pouls, les paysages que nous voyons, etc.
Nous vivons déjà les effets secondaires des prothèses mnésiques que sont les assistants en tout genre et l’internet.
Par exemple la perte totale de symbolique des vœux d’anniversaire puisqu’ils résultent simplement d’un "reminder" sur un Iphone, un agenda électronique ou une page facebook.
La perspective d’une mémoire dite "parfaite" est presque aussi terrifiante que celle de pouvoir disposer d’une pilule effaçant les souvenirs de notre mémoire.
Nancy Huston développe avec talent dans son livre l’espèce fabulatrice, la thèse que nous construisons en permanence la fable de notre vie qui est faite d’une sélection sans cesse actualisée non pas de faits mémorisés et figés mais d’une savante recombinaison de nos souvenirs, de nos capacités cognitives et de nos émotions du moment.
Il est heureux que nous puissions naturellement gommer des événements sans importance et mieux encore atténuer progressivement les cicatrices des épreuves que nous subissons.
Et puis s’il n’y avait plus d’effort de mémoire à faire, nous n’aurions même pas la curiosité de relier le fameux 1515 à quoi que ce soit et finalement je n’aurais pas pu vous importuner avec mes réflexions saugrenues.
Patrice Leterrier
28 fevrier 2012