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’étais enfermé dans le présent comme les héros, comme les ivrognes ; momentanément éclipsé, mon passé ne projetait plus devant moi cette ombre de lui-même que nous appelons notre avenir ; plaçant le but de ma vie, non plus dans la réalisation des rêves de ce passé, mais dans la félicité de la minute présente, je ne voyais pas plus loin qu’elle"(*).
La seconde des scientifiques est définie comme les 9 192 631 770 périodes de la radiation correspondant à la transition entre les deux niveaux hyperfins de l'état fondamental de l'atome de césium 133.
Elle cadence ce temps cosmique dont nous avons une sorte d’intuition et qui rythme le déroulement de notre vie en s’échappant inexorablement.
Le temps ressenti, celui dont parle avec talent Marcel Proust, est celui dont les neurologues nous apprennent qu’il est rythmé par nos horloges internes sensibles à la dopamine dont le taux régule aussi nos émotions.
Ainsi notre horloge se met à l’unisson de nos états émotionnels en nous rendant le mauvais service de rendre les instants les plus pénibles comme étant aussi les plus longs.
Mais c’est oublier un peu vite que cette accélération de notre vigilance est une des adaptations de l’homme pour le rendre plus rapidement prêt à fuir ou à se défendre face à un danger.
Nul n’est besoin aussi de souligner combien le temps peut nous sembler interminable lors de certains discours inaugurant un départ à la retraite d’un employé modèle et combien furent trop courts ces instants magiques de bonheur fugace qui restent indélébilement gravés dans notre mémoire.
Certains se remémorent peut-être aussi ces moments interminables de silence dans un ascenseur avec un inconnu, chacun guettant le moment où l’autre prendra l’initiative de rompre le silence.
Saint Augustin disait du temps "Si personne ne me le demande, je le sais. Si je veux l’expliquer à qui me le demande, je ne le sais plus".
Le philosophe Jacques Bouveresse résume ce rapport ambigu que nous avons avec ce temps dont nous disons qu’il coule comme l’eau des rivières sous les ponts :
"L’étonnement et la perplexité nous viennent non pas quand nous considérons le temps, mais quand nous croyons être en train de le considérer lui-même alors que ce que nous considérons est en réalité ce que nous disons de lui".
Mais ce sage penseur ne tient pas compte du fait que plus nous prêtons attention au temps qui passe plus celui-ci nous paraît long de sorte que plus nous le considérons plus il prend de l’importance.
Le temps serait en quelque sorte l’eau d’une rivière qui ralentirait par le simple fait qu’on la regarde s’écouler.
Mais notre horloge interne est aussi fonction du temps de l’autre.
Des chercheurs ont démontré que celle d’un individu jeune ralentit lorsqu’il se trouve face à une personne âgée comme si n nous éprouvions le besoin de nous synchroniser pour mieux communiquer.
Et ce temps partagé n’est-il pas en train de changer avec cette intrusion massive des "temps des autres", multiples et beaucoup plus intrusifs auxquels nous soumettent ces prothèses communicantes que sont les téléphones portables, les tablettes ou même les vieux ordinateurs personnels que d’aucuns destinent au même cimetière que celui peuplé aujourd’hui par nos vieux combinés téléphoniques ou nos vieilles télévisions cathodiques ?
Nous voici donc plongés dans le cadencement d’un flot continu d’appels, de SMS, de courriels, de messages vocaux, de vidéos, de clips, de musiques imposant leurs rythmes.
Notre cerveau est depuis toujours une machine à traiter le temps qui passe et le voilà soumis à ce déferlement d’une nuée d’événements dont il est bien difficile de faire le tri.
Nicholas Carr écrit "Is there a psychological cost to this “unnatural” rhythm, this new and contagious setting for our internal clocks?"
Blaise Pascal écrivait en son temps :"Le présent n'est jamais notre fin : le passé et le présent sont nos moyens ; le seul avenir est notre fin. Ainsi nous ne vivons jamais, mais nous espérons de vivre ; et, nous disposant toujours à être heureux, il est inévitable que nous ne le soyons jamais."
Puissions-nous reprendre possession pleine et entière de ce temps présent qui nous appartient et que nous laissons s’échapper futilement.
Patrice Leterrier
8 février 2013
(*) Marcel Proust, A la recherche du temps perdu, A l’ombre des jeunes filles en fleurs