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16 août 2012 4 16 /08 /août /2012 15:03

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ierre Barthélémy reprend sur son blog une question posée à plusieurs chercheurs par Davide Castelvecchi : "quelle expérience mèneriez-vous si, à défaut d'avoir l'éternité devant vous, vous disposiez de plusieurs millénaires, voire davantage ? ".

Les réponses sont à lire sur son blog et cette imaginaire capacité à maîtriser le "temps vécu" est un surprenant et intéressant contrepied à l’usage que nous faisons du temps qui passe à notre époque où internet a "laminé" la notion du temps à prendre pour comprendre, réfléchir, admirer, écouter l’autre, entendre la musique ou tout simplement attendre.

Aujourd’hui nous vivons dans une course effrénée et permanente à l'instantanéité, sous le joug de la tyrannie du scoop, dans la dépendance quasi pathologique aux messages courts (1,13 milliards de SMS envoyés en France pour le nouvel an 2012), inféodés au règne sans partage de "twitter" et où nous sommes près d’un milliard (1 humain sur 7) à être de fidèles sujets de l’empire tentaculaire Facebook.

Marcel Proust partait à la recherche du temps perdu mais aujourd’hui nous perdons notre temps à la recherche de je ne sais quel but en le consommant frénétiquement.

Bien sûr il nous faut distinguer comme le faisait Gaston Bachelard le temps vécu, subjectif dans ces facettes, existentiel (le temps qu’on vit), conscientiel (le temps que l’on ressent), idéel (celui qu’on construit et structure), du temps objectif que l’on mesure.

Déjà Saint Augustin répondait à la question qu’est-ce donc que le temps ? "Si personne ne me pose la question, je le sais ; si quelqu'un pose la question et que je veuille expliquer, je ne sais plus", résumant ainsi magistralement l’inexprimable nature du temps repris par Henri Poincaré lorsqu’il écrit parlant du temps intuitif "tant que l’on ne sort pas du domaine de la conscience, la notion du temps est relativement claire".

Platon y voyait comme une imitation mobile de l’éternité et Aristote l’associait au changement qui ponctue le passage du avant à l’après, un temps sensible, vécu qui est au fond assez moderne et en phase avec notre perception.

Isaac Newton opposait au temps absolu, "vrai et mathématique, sans relation à rien d’extérieur" qui "coule uniformément, et s’appelle la durée" le temps relatif, apparent et vulgaire mesuré en minutes, heures, jours, mois, etc… qui rythme notre vie.

Wilhelm Wundt insiste sur l’étroite relation entre la perception que nous avons de la succession des représentations qui parviennent à notre conscience et notre intuition du temps.

Il souligne la variabilité du temps ressenti selon sa durée (nous surestimons les temps courts intenses et sous-estimons les longues durées) et selon que nous sommes en pleine activité ou en train de rêvasser dans une douce oisiveté

Henri Bergson, parlant de la sensation que nous avons du temps en écoutant une mélodie, écrit "n’avons-nous pas la perception nette d’un mouvement qui n’est pas attaché à un mobile, d’un changement sans rien qui change ? Ce changement se suffit, il est la chose même. Et il a beau prendre du temps, il est indivisible" 

On pourrait ainsi dire qu’après un air de Mozart, le temps lui aussi, comme le silence, est du Mozart.

Gaston Bachelard résumait magnifiquement ce dilemme en écrivant dans la dialectique de la durée "sur le plan musical, il nous faut montrer que ce qui fait la continuité, c’est toujours une dialectique obscure qui appelle des sentiments à propos d’impressions, des souvenirs, à propos de sensations. Autrement dit, il faut prouver que le continu de la mélodie, que le continu de la poésie, sont des reconstructions sentimentales qui s’agglomèrent par delà la sensation réelle, grâce au flou et à la torpeur de l’émotion, grâce au mélange confus des souvenirs et des espérances".

Il nous fait prendre conscience que dans le domaine de la musique la durée est structurée sur des rythmes et non sur une base temporelle régulière.

Bien malin d’ailleurs celui qui, pris dans la magie d’un concert, serait capable de dire sans sa montre le temps qu’a duré l’interprétation.

Nous sommes loin de ce temps compté qu’il faut remplir frénétiquement comme on remplit avidement son estomac pour combler l’angoisse du vide parce que nous avons justement perdu le sens de la valeur du temps qui passe.

Il est bien difficile de séparer le temps vécu de l’expérience à laquelle il est attaché et combien ce temps sera vide s’il n’est rempli que d’instants saccadés d’une vie trépidante.

Mais même le temps objectif des savants, que l’on croyait universel, invariable et se déroulant depuis la nuit des temps (oui mais elle commence quand la nuit des temps il y a 13,7 milliards d’année ?) et promis à une future éternité, est devenu relativiste avec ce sacré Albert ou un certain Henri Poincaré qui écrivait avant lui "la simultanéité de deux événements, ou l’ordre de leur succession, l’égalité de deux durées, doivent être définies de telle sorte que l’énoncé des lois naturelles soit aussi simple que possible" laissant ainsi la porte ouverte à une redéfinition scientifique du temps que, dans son intuition immense et géniale, Albert Einstein a imaginé avant même qu’on ne puisse vérifier qu’elle s’accordait avec l’observation.

Ce temps dont on ne sait pas, lorsqu’il s’écrase sur le mur de Planck, s’il s’agit d’une grandeur physique ou une illusion, "une propriété émergente des ingrédients élémentaires du monde"?

Saint augustin, dans sa fameuse confession XI, écrivait "Ces deux temps-là donc, le passé et le futur, comment “sont”-ils, puisque s'il s'agit du passé il n'est plus, s'il s'agit du futur il n'est pas encore ? Quant au présent, s'il était toujours présent, et ne s'en allait pas dans le passé, il ne serait plus le temps mais l'éternité".

Cette éternité à laquelle il attribue une nature divine dans sa vision théologique dispensant ainsi les croyants de la moindre question sur sa nature et son origine laissant, les pauvres pêcheurs que nous sommes, récolter qu’une infime poussière qui nous est accordé et dont parle magnifiquement Charles Baudelaire lorsqu’il écrit en commentaire de l’œuvre d’Eugène Delacroix "Les massacres de Scio": 

Car c’est vraiment, Seigneur, le meilleur témoignage

Que nous puissions donner de notre dignité

Que cet ardent sanglot qui roule d’âge en âge

Et vient mourir au bord de votre éternité !

Comment ne pas évoquer, à propos de cette relation fictive à un temps infini évoqué par Davide Castelvecchi, la pensée d’Henri Poincaré qui prend toute sa dimension lorsqu’il écrit parlant de la vérité scientifique et de la vérité morale « toutes deux ne sont jamais fixées : quand on croit les avoir atteintes, on voit qu’il faut marcher encore, et celui qui les poursuit est condamné à jamais connaître le repos » ?

Jamais ? Pas si sûr puisque ce temps que l’on perçoit, dont on devine l’existence et que l’on sent se dérouler de plus en plus vite au fur et à mesure que l’âge avance, nous prenons la conscience viscérale qu’il finira un jour.

Le temps qui nous manque, celui que nous passons avec nos amis, celui qui efface nos blessures, celui que l’on voudrait retenir, celui qu’on voudrait oublier, celui qui n’en finit plus de s’écouler, celui qu’on attend avec impatience, celui mis par un champion pour réaliser son exploit, celui que mesure les astronomes en explorant le fin fond de l’univers, celui, infinitésimal, pendant lequel des savants aperçoivent la saveur du boson de Higgs.

Au fond le temps ne peut pas se laisser enfermer ni dans un carcan de mesure unique qu’il soit compté par les savants pour comprendre le monde ou plus simplement par les hommes pour vivre ensemble, ni dans une forme unique d’expérience qu’elle soit vécue dans les différentes aspects évoquées par Bachelard ou qu’il s’agisse de ces nombreux rythmes biologiques qui se synchronisent pour construire une horloge animant la symphonie de notre corps que Ferdinand Gonseth évoque.


Patrice Leterrier 

16 août 2012

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